Laura Czerniewicz est directrice du Centre for Innovation in Learning and Teaching (CILT) de l’université du Cap en Afrique du Sud. Elle mène des recherches sur l’égalité d’accès à l’enseignement supérieur et sur l’impact technologique de l’eLearning. Laura révèle certains résultats significatifs de ses travaux sur la commercialisation et la numérisation des connaissances et parle de ce qu’elle compte apporter à eLearning Africa.
1. Quels sont, d’après vous, les principaux obstacles qui empêchent l’Afrique d’ouvrir l’enseignement au plus grand nombre et d’inculquer des connaissances aux personnes qui en ont le plus besoin ?
Il existe de nombreux obstacles évidents à l’éducation, notamment la pauvreté, la faim, l’éloignement de l’école, etc. Dans le contexte de la formation et de l’enseignement, les principaux obstacles sont souvent liés à des expériences éducatives mal conçues, basées sur un modèle du déficit. L’expérience d’apprentissage doit être basée sur une reconnaissance de la résilience et des multiples savoirs que l’étudiant apporte avec lui. Conception adéquate, déroulement adapté et feed-back équitable sont essentiels pour garantir la réussite de l’apprentissage et du renforcement des compétences.
2. Votre travail consiste à éliminer les barrières entre toutes sortes de groupes. En substance, vous travaillez sur l’accès aux informations, à l’éducation. La numérisation a-t-elle favorisé cette évolution et profité à ceux qui sont marginalisés ?
La numérisation est source de tensions puisqu’elle favorise tant l’ouverture que la fermeture, l’inclusion que l’exclusion. Les possibilités du numérique peuvent être utilisées à différentes fins. Il est certainement possible de les exploiter au profit des personnes marginalisées. Un excellent exemple, à ce niveau, concerne les opérateurs de téléphonie mobile qui offrent gratuitement l’accès aux contenus éducatifs et, dans de nombreux pays africains, à Wikipédia. Cette évolution est très prometteuse pour l’Afrique où le taux de possession de téléphones portables est important mais où les données sont chères. Les actions de ce genre devraient être beaucoup plus nombreuses, sachant que l’accès à la connaissance est un bien public.
3. Parlez-nous de l’initiative de votre université intitulée Knowledge Co-op (coopérative du savoir). Quels problèmes avez-vous rencontré et cela peut-il aider les universitaires africains ?
La Knowledge Co-op est une initiative exceptionnelle associant universités et société civile, qui est structurée de manière à ce que la recherche universitaire soit axée sur des problèmes du monde réel. Les ONG et autres parties décrivent un problème qu’elles doivent résoudre et, dans le cadre de leur thèse, les étudiants en doctorat entreprennent des recherches supervisées en lien avec ce problème. Le système fonctionne vraiment bien et permet aux partenaires communautaires de participer aux travaux de recherche de manière tout à fait innovante. Un des problèmes vient du fait que les étudiants de doctorat ont des obligations à respecter (une sorte de « grammaire universitaire ») pour leurs examens qui risquent de ne présenter aucun intérêt pour les partenaires communautaires, ce qui signifie que les résultats de l’étude doivent souvent être rédigés de différentes manières en fonction du public visé. Dans chaque projet soutenu par la Co-op, les résultats sont fournis au partenaire communautaire dans un format non universitaire qui a été défini par le partenaire lui-même.
Ce modèle a fait ses preuves pour la création de liens entre les universités et la société civile, en faisant en sorte que les programmes d’acquisition de connaissance soient basés sur de réels besoins sociaux. Bien utilisé, il pourrait conduire à un renforcement de ces relations dans l’ensemble de l’Afrique.
4. Cette conférence est panafricaine. Quelles sont les étapes indispensables qui pourraient être adoptées afin que tous ces pays unissent leurs secteurs de l’éducation et des technologies de manière à propulser leurs entrepreneurs et leurs futurs leaders vers l’avant ?
Créer des environnements favorables à l’innovation, aux récompenses et aux incitations avec une légère influence de l’État, afin que la priorité soit donnée à des programmes inclusifs. Exemples : éducation ouverte, modèles commerciaux communs, etc. Il existe de nombreux exemples [de ces modèles commerciaux] dans l’ouvrage « Made with Creative Commons » de Pearson et Stacey.
5. Vous avez mené des recherches avec l’université de Leeds sur « le dégroupement et le regroupement » de l’enseignement supérieur. Vous étudiez notamment la privatisation, la numérisation et la commercialisation de l’éducation. Pouvez-vous nous présenter certains de vos résultats ?
Le projet étudie l’intersection des technologies numériques, de la commercialisation et du dégroupement dans l’enseignement supérieur. La première phase a consisté à cartographier le terrain et à recueillir les points de vue des décideurs en Afrique du Sud. Le travail a ensuite porté sur l’étude des points de vue des prestataires privés, ainsi que des universitaires et des étudiants, et sur l’étude du contexte en Angleterre également.
Les conclusions préliminaires montrent qu’il est impossible de séparer, d’une part, la commercialisation et la numérisation et, d’autre part, le contexte de l’enseignement supérieur, particulièrement le climat d’austérité, c’est-à-dire la réduction globale, sur plusieurs années, des dépenses consacrées par l’État à l’enseignement supérieur. Cela a, en effet, obligé de nombreuses universités à se tourner vers une troisième source de revenus et à explorer les possibilités de partenariat avec des prestataires privés dans l’espoir de générer des revenus supplémentaires. Un certain nombre d’universités ont, par exemple, signé des partenariats avec des prestataires externes afin d’offrir des formations et des programmes intégralement en ligne. Cette évolution entièrement nouvelle était encore impossible il y a quelques années.
La question est évidemment de savoir si ces nouvelles formes d’accès vont réduire ou exacerber les inégalités. Certaines universités et certains étudiants vont-ils en bénéficier tandis que d’autres en seront exclus ? Et, bien sûr, il est crucial que ces nouvelles formes d’accès n’entravent pas la mission publique des universités publiques.
6. Que signifie ce concept de « troisième source de revenus » dans le contexte africain ?
L’éducation est unique, elle ne sera jamais un marché comme les autres. Le rôle social et public de l’université ne disparaîtra jamais ; le problème qui se pose par rapport à la troisième source de revenus est précisément qu’elle doit subventionner ces aspects essentiels de l’éducation qui ne généreront jamais de bénéfices (et ne doivent pas en générer). L’éducation ne concerne pas uniquement les bénéfices pour un individu, mais pour la société dans son ensemble.
7. Les intérêts des entreprises influent également sur la sphère éducative – c’est là qu’elles recrutent leurs salariés. Existe-t-il un juste milieu entre les établissements d’enseignement supérieur et ceux qui offrent des formations courtes (ceux qui promettent un emploi bien payé dès la sortie de la formation) ?
L’écosystème de l’enseignement et de la formation est vaste, avec un nombre croissant de prestataires et d’acteurs impliqués. Chacun d’entre eux a un objectif et un but différents et nous risquons de voir apparaître de plus en plus d’offres granulaires, flexibles et poreuses, particulièrement avec l’augmentation des micro-diplômes. Même si les offres qui ont un lien explicite avec le lieu de travail ont toute leur place, la présence d’offres universitaires (particulièrement dans le domaine des sciences humaines) qui développent la pensée critique et la culture générale (plutôt que d’être axées sur une profession en particulier) sera toujours nécessaire. Le terrain devient plus complexe et non plus simple.
8. eLearning Africa vise à améliorer l’accès à une éducation de qualité dans la sphère numérique. Quel est, selon vous, le potentiel du continent et en quoi cela influe-t-il sur votre travail?
eLearning Africa offre des possibilités inestimables de dialogue, de collaboration, de réseautage et de planification. Ce qui est particulièrement intéressant au sujet d’eLearning Africa est sa capacité à façonner le point de vue des pays du Sud sur certaines questions internationales, ainsi que l’opportunité d’influer sur les agendas internationaux. Nous ne devons pas nous contenter d’être des bénéficiaires, nous devons prendre en mains nos propres destinées éducatives.
eLearning Africa 2018
La conférence eLearning Africa 2018 aura lieu à Kigali, sur Rwanda, du 26 au 28 septembre.