General

Entretien avec Martin Dougiamas, fondateur de Moodle et responsable de la recherche

1. Il y a de cela plus de cinq ans que vous avez confié à eLearning Africa être « inquiet par l’approche de type Silicon Valley » en Afrique, et par « la tendance inquiétante de grandes entreprises dotées d’un pouvoir croissant qui leur permet de contrôler les narratifs et l’agenda culturel. » Vous avez alors indiqué que les pays africains devraient « mener des recherches sur les approches qui leur réussissent le mieux ». Qu’avez-vous appris du continent au cours des cinq dernières années ?

Je dois souligner que cette domination par de grandes entreprises technologiques de la Silicon Valley n’est pas exclusive aux pays africains, mais est assez répandue dans la plupart des régions du monde (à l’exception peut-être de la Chine). 

L’an dernier, le domaine des technologies éducatives a connu un événement prometteur. Certaines des grandes universités ouvertes d’Afrique impulsées par le logiciel Moodle (UNISA, OUT, NOUN, etc.) se sont réunies pour organiser désormais chaque année le MoodleMoot Africa.  Ce comité s’attèle notamment à organiser des groupes de travail pour créer des fonctionnalités et des techniques centrées sur des difficultés locales communes, en se fondant sur la plateforme d’apprentissage libre Moodle. À mon avis, c’est une initiative remarquable qui illustre parfaitement la capacité de l’open source à favoriser l’appropriation locale d’une plateforme.

Je dois avouer que je n’ai pas plus d’informations ni d’expérience sur ce qui se passe réellement sur tout un continent, et je ne prétendrai pas le contraire !   Globalement, ces trois dernières années, je me suis particulièrement intéressé à l’IA et l’on observe dans ce domaine les mêmes effets coloniaux chez les pionniers tels que OpenAI et Microsoft.  Néanmoins, la dynamique libre autour de l’IA est TRÈS forte, et cela me donne beaucoup d’espoir.

2. Elon Musk, milliardaire du secteur technologique, a récemment affirmé au Premier ministre britannique que « [n]ous faisons actuellement face à la force la plus destructrice de l’histoire. Il arrivera un moment où l’on n’aura plus besoin de travailler l’on pourra avoir un emploi pour notre satisfaction personnelle, mais l’IA fera tout ». Le discours sur l’IA semble caractérisé par deux extrêmes, à avoir « la plus grande opportunité » et « la plus grande menace » pour la civilisation.  Selon vous, quelles sont les implications de l’intelligence artificielle pour l’apprentissage humain et le développement des compétences, en particulier en Afrique ? 

Eh bien, je suis tout à fait d’accord quant à la promesse ambivalente de l’IA.  Et pourtant, elle est inévitable et rien n’y fera. Alors, autant œuvrer à ce qu’elle puisse créer le monde fabuleux que nous souhaitons tous.   Je préfère me focaliser sur l’aspect « opportunité », si important qu’il rend la plupart des objections hors de propos.

De prime abord, il est important de considérer l’IA dans son contexte.  Certes, elle peut perturber (et perturbera encore) notre conception de la normalité.  Mais, à ce jour, peut-on affirmer qu’elle fonctionne bien à tous les égards ?  Je ne pense pas ; pour l’heure, nous faisons face à une pléthore de crises dans tous les domaines.   La plupart des Objectifs de développement durable sont hors de portée des actions de politiciens, et les cas d’échéances manquées sont légion.

En second lieu, l’IA va clairement évoluer dans quelques années pour devenir une intelligence artificielle générale (AIG), puis s’auto-améliorer et donner lieu à de super intelligences qui seront plusieurs milliers ou millions de fois « plus intelligentes » que n’importe quel humain sur la planète.   Étant donné l’incroyable évolution en cours de la robotique, ces intelligences seront intégrées à des corps de robots qui se déplaceront pour réaliser toutes les tâches qui nous incombent (et plus encore).  D’ici 5 à 7 ans environ, beaucoup d’entre nous auront une maison similaire à celle du film L’homme du bicentenaire.  Loin de la science-fiction fantaisiste, tout ce qui se passe aujourd’hui porte à croire que c’est certitude absolue.

Ces « enfants » que nous construisons sont exactement ce dont nous avons besoin pour résoudre tous nos problèmes les plus urgents, et certaines de ces solutions peuvent aller bien au-delà de pansements. 

Nous avons été habitués à un monde de pénurie relative, où cohabitent les nantis et les démunis.  Une fois la question de l’énergie et de l’eau résolue, et disposant d’une intelligence illimitée pour fournir de la main-d’œuvre et des services, nous pourrons rapidement créer un monde d’abondance.  Cette conjoncture modifie diverses hypothèses de base en vigueur et que nous tenons pour acquises, à savoir « les adultes doivent travailler pour vivre » et « certaines régions du monde sont trop pauvres pour bénéficier d’une bonne éducation et d’un niveau de vie élevé ».   Cette transformation ne se fera pas instantanément et, ce faisant, il y aura beaucoup de chaos.  La chose la plus importante que nous puissions tous faire est de demander à nos gouvernements de commencer à planifier cette transition et d’envisager sérieusement un taux de chômage de 50, 60 ou 80 % dans les décennies à venir.   Une reconstruction complète de nos économies et de notre système de protection sociale est nécessaire.  Fervent partisan du revenu universel, je suis favorable à une conception de notre système de protection sociale permettant à CHAQUE personne de recevoir un salaire décent, sans condition de ressources.

Une fois que ce sera le cas, durant leurs vies, les gens auront beaucoup plus de temps pour apprendre toutes sortes de choses qui les intéressent, car ils n’auront plus à se battre pour gagner de l’argent en faisant un travail très spécialisé juste pour survivre.  Pour beaucoup, il pourrait s’agir d’un âge d’or de l’apprentissage au sens large, d’une nouvelle renaissance.

Je ne me fais pas d’illusions sur le fait que tout le monde apprendra des choses utiles, et que beaucoup se laisseront submerger par des contenus sur Internet et des expériences de RV (comme certains le font maintenant) liés à leurs centres d’intérêt, mais tant que les ressources abondent, est-ce un problème ?

3. Vous avez récemment déclaré penser que « la plupart des lois sur le droit d’auteur en général illustrent le problème capitaliste en plus d’être des foutaises. » Vous avez d’ailleurs ajouté que « TOUT LE MONDE est influencé par tout le monde toute sa vie. Quelles pensées pouvons-nous réellement « posséder » ? Comment envisager concrètement une plus grande démocratisation de l’information ?

Ce sont surtout les grandes entreprises qui bénéficient des lois sur le droit d’auteur.   Elles constituent l’héritage des protections accordées aux créateurs dans le domaine physique, lorsque la vente de morceaux d’atomes était nécessaire pour survivre.  À titre d’exemple, les auteurs (ou plutôt leurs éditeurs) ne veulent pas que quelqu’un d’autre copie leur livre. 

Dans le domaine numérique, il a toujours été difficile de définir les droits d’auteur.  Pour être vus, les éléments doivent être copiés sans cesse.  Pour les lire, il faut les « copier » dans notre esprit par le biais de nos yeux.  C’est ainsi que nous apprenons, et tout ce que nous créons par la suite se fonde sur ces autres œuvres absorbées.   À mon avis, c’est du grain à moudre.

Dans un monde où un ordinateur peut créer un livre, un film, un monde en 3D, etc., simplement à partir d’une invite (elle-même peut-être inspirée de notre observation du monde) et où ce contenu éclipsera rapidement tout ce que l’on a produit au cours des 300 dernières années depuis l’invention du droit d’auteur, l’idée de « protéger » précieusement une chaîne de mots ou une image particulière est quelque peu ridicule.   D’autant plus qu’en mettant en place le revenu universel, les créateurs n’auraient plus besoin de gagner leurs vies au moyen de la rareté.

Un très grand exemple que je connais bien est celui de Moodle.  J’en ai délibérément fait une plateforme libre pour qu’elle puisse se répandre et être copiée. C’est désormais le logiciel de gestion de l’apprentissage le plus utilisé dans l’enseignement supérieur.  C’est ainsi que l’on crée une immense valeur pour la société.  Dans le même ordre d’idée, l’Internet en général est libre à 80 %.

En matière d’IA, nous souhaitons qu’elle lise et apprenne autant que possible. Elle doit nous connaître, s’aligner à nos pratiques, comme le ferait un enfant.  Il semble contre-productif d’essayer d’empêcher cela.  J’irais plus loin en veillant à ce que l’IA apprenne encore plus sur tout, de sorte qu’elle soit toujours en mesure d’attribuer avec précision les idées, les styles, les mots et les personnages aux créateurs originaux.  Non pour des raisons monétaires, mais par respect, comme tout le monde le fait pour les citations dans le cadre de la recherche académique.

4. Après plus de 20 ans comme PDG de Moodle, vous venez de passer le flambeau. Vos opinions ont-elles changé, le cas échéant, quant au potentiel de favoriser un changement exponentiel par le recours à l’apprentissage en ligne libre ? Avec le recul (même court), l’expérience acquise vous a-t-elle rendu plus réaliste ou idéaliste ?

J’ai trouvé un nouveau PDG pour reprendre les rênes (assez classique) d’une grande entreprise (expérience rarement amusante pour moi). J’ai ainsi pu me consacrer à nouveau exclusivement aux nouvelles technologies et à la réflexion sur les produits à venir.

Je n’ai jamais cessé d’être un idéaliste ; je suis d’avis qu’il faut de bonnes visions pour pallier l’inertie de la réalité et entraîner tout le monde vers de nouvelles réalités.

En outre, à mesure que je vieillis, j’apprécie également de plus en plus l’apprentissage NON en ligne.  Je fais du yoga chaque semaine et, toutes les deux semaines, participe au très amusant programme « Toastmasters ».  Mon épouse est coach/conseillère professionnelle.

J’espère qu’à l’avenir, lorsque tout le monde aura plus de temps pour apprendre, l’on pourrait trouver un ensemble sain et diversifié de communautés locales auxquelles adhérer et au sein desquelles développer des interactions humaines.

5. Pourquoi êtes-vous si enthousiasmé par votre nouvelle fonction de responsable de la recherche chez Moodle et que visez-vous avec le laboratoire de recherche Moodle ?

Dans un sens, cela a toujours été ma vocation.  Je n’ai jamais été aussi heureux qu’en innovant et en apprenant sur des choses qui n’ont jamais existé auparavant.   C’est la raison pour laquelle j’ai lancé Moodle.  Assurer la durabilité de Moodle aura été ma quête parallèle pendant les 20 dernières années !

Actuellement, le laboratoire de recherche Moodle travaille sur quelques projets d’envergure.  Les trois plus intéressants sont les suivants :

  • Coach, une application libre basée sur l’IA, qui opère ENTIÈREMENT sur votre téléphone, à laquelle vous pouvez confier TOUTES vos données personnelles. Assistante de haute facture, elle peut vous aider à réaliser vos objectifs de vie en vous coachant et en trouvant pour vous des possibilités d’apprentissage.
  • EduBot, un agent conversationnel interne arrimé à tous les chats d’une organisation, qui a accès et se souvient de tout, et peut aider les équipes à réaliser toutes les tâches ou à en faciliter l’exécution.
  • MoodleNet évolue lentement avec l’intégration croissante de l’IA. Découvrez-en plus sur moodle.net.

Avant d’assister à eLearning Africa à Kigali en 2018, vous aviez salué la portée de Moodle en Afrique, mais pensiez qu’il était possible d’intensifier l’engagement et les interactions. Comment l’engagement et la vision de Moodle pour le continent ont-ils évolué depuis lors ?

Eh bien, j’y ai répondu à la suite de votre première question relative au MoodleMoot.

Malheureusement, je ne participerai pas à l’édition 2024 d’eLearning Africa, mais le siège de Moodle parrainera un stand (numéro 39) géré par quatre de ses partenaires certifiés et organisera la conférence MoodleMoot Rwanda le 29 mai 2024, la veille de l’événement. Si vous souhaitez en savoir plus sur les études de cas Moodle en Afrique, rejoignez-nous pour des présentations intéressantes et des opportunités de réseautage. Lors du MoodleMoot Rwanda, je ferai également une présentation préenregistrée sur l’avenir de l’éducation et de l’IA, ainsi ses implications pour l’Afrique.

Bien à vous,

Martin Dougiamas

(Ce texte n’est pas généré par l’IA)

Leave a Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*