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Déficits de compétences criants : Salah-Eddine Kandri évoque l’avenir du marché de l’emploi en Afrique

Salah_Eddine_KandriUn rapport de La World Bank de 2014 a estimé que pas moins de 11 millions de jeunes en Afrique rejoindront le marché du travail chaque année au cours de la prochaine decennie Pour garantir la croissance économique à long terme, il est extrêmement important d’investir dans une force de travail hautement spécialisée. Mais quels sont les principaux déficits de compétences en Afrique aujourd’hui ? Et surtout, comment les vaincre ?

Voici quelques-unes des questions qui seront posées lors de la conférence eLearning Africa 2017 qui aura lieu au mois de septembre á  Maurice. Dans la perspective de la conférence, nous avons demandé à Salah-Eddine Kandri, directeur mondial de l’éducation à la Société financière internationale (SFI), d’évoquer ces sujets. Travaillant depuis plusieurs années sur la question de l’employabilité des jeunes, Kandri fera une présentation lors de la conférence sur le thème des compétences requises pour faire avancer l’Afrique. Quels sont les principaux déficits de compétences du marché du travail africain aujourd’hui ?

Les pays africains font partie des pays qui comptent le plus d’entrepreneurs (au Ghana, en Zambie, en Ouganda et en Angola, 30 % à 35 % des personnes âgées de 18 à 64 ans sont impliquées dans une activité entrepreneuriale). L’enjeu consiste à former les entrepreneurs afin de les aider à développer leur entreprise et à sortir du secteur informel. Encore limité, mais en croissance rapide, le secteur des services avancés va avoir besoin de salariés éduqués et de cadres juridiques favorables. Les déficits de compétences sont particulièrement criants dans les secteurs de la technique, de l’organisation et de la nouvelle économie. Contrairement à des pays comme la Chine ou l’Inde, la plupart des pays africains n’ont pas développé d’industries orientées vers l’exportation qui auraient pu employer de nombreux travailleurs non qualifiés, d’où l’importance des secteurs informels. La formalisation des marchés du travail reste un objectif clé pour la région.

Comment le marché du travail africain a-t-il évolué ces dix dernières années et pourquoi l’éducation n’a-t-elle pas su s’adapter ?

Alors que l’Afrique est en train de devenir une économie axée sur les services, elle fournit principalement des emplois à faible productivité et à faible revenu, là où le marché réclame de plus en plus de diplômés prêts à être embauchés. Il s’agit d’une approche de type « produit fini » dans laquelle la demande en matière d’enseignement évolue, les programmes plutôt théoriques étant remplacés par des programmes davantage axés sur la formation professionnelle qui permet de former une main-d’œuvre compétente. Alimentés par des facteurs tels que la croissance économique (le « dividende démographique »), les pays africains subissent une pression croissante qui les pousse à développer l’éducation tertiaire et à augmenter les taux d’inscription dans l’enseignement primaire et secondaire. Ils doivent, en outre, lancer des transformations économiques structurelles pour accroître la part de la production et des services. Sans compter qu’il existe également une demande de travailleurs plus compétents et plus qualifiés pour soutenir l’avènement d’économies mieux intégrées au niveau mondial et à forte intensité de savoir.

Quelles sont les forces et les faiblesses relatives de l’utilisation des secteurs publics et privés pour combler ces déficits ?

Les gouvernements de la région ne parviendront pas à développer l’enseignement universitaire seuls. Les taux d’inscription bruts actuels sont de 9 %, contre une moyenne mondiale de 33 %. Les gouvernements sont pratiquement tous soumis à des contraintes budgétaires et ont besoin du soutien du secteur privé pour atteindre leurs objectifs.

Trois grands facteurs peuvent expliquer le développement rapide des établissements d’enseignement tertiaire privés en Afrique subsaharienne. Le premier est l’incapacité du secteur public à satisfaire une demande sociale croissante. Le deuxième est lié à la demande de programmes mieux adaptés aux besoins du marché du travail. Le troisième est l’idée selon laquelle le secteur privé est plus efficace que le secteur public en termes de prestations de services.

Même si l’enseignement supérieur privé est un phénomène relativement récent dans l’histoire de l’Afrique subsaharienne (émergence à la fin des années 1980 dans la plupart des pays), il a enregistré une croissance spectaculaire ces dernières décennies. Entre 1990 et 2014, le nombre d’universités publiques est passé de 100 à 500, tandis que le nombre d’établissements privés passait de 30 à 1000. Dans certains pays, la part d’inscriptions dans les établissements d’enseignement supérieur privés a triplé ou quadruplé. En Côte d’Ivoire, les inscriptions dans le secteur privé atteignent 80 %.

Quelle est l’importance du contexte en Afrique ? Les différences entre les déficits de compétences sont-elles importantes sur le continent ?

Les modèles doivent être locaux et non généraux. Chaque pays est différent et la connaissance des contextes locaux est cruciale pour pouvoir développer des solutions personnalisées capables de résoudre les déficits de compétences actuels. Il existe toutefois des problèmes spécifiques à l’enseignement qui concernent l’ensemble de la région, notamment un fort taux d’absentéisme des enseignants et des étudiants ; un temps d’instruction en classe limité ; un apprentissage machinal ; de mauvaises infrastructures scolaires/pas d’électricité ; des enseignants non formés dans les zones rurales ; des problèmes de santé/nutrition ; et des filles qui arrêtent les études trop tôt.

Pourriez-vous citer quelques exemples notables de bonnes pratiques capables de combler ces déficits de compétences ?

Je vais vous en citer deux que je connais bien. L’université Rosebank en Afrique du Sud en est un. Rosebank rend l’éducation tertiaire abordable pour le plus grand nombre et adaptée aux besoins du marché du travail en Afrique du Sud. Plus de 15 000 étudiants sont inscrits à l’université Rosebank, dont plus de 90 % sont de descendance africaine ou issus de milieux sociaux désavantagés. Les programmes s’efforcent de répondre aux besoins du marché du travail sud-africain, en ciblant l’informatique, la gestion et le commerce. De même, il existe au Nigéria et au Kenya un programme intitulé Andela qui identifie les meilleurs talents du continent africain, les transforme en développeurs de logiciels de niveau mondial et les associe à des entreprises à forte croissance dans le monde entier. Les étudiants bénéficient d’un emploi rémunéré à plein temps tout en recevant une formation informatique de haut niveau.

Dans quelle mesure le déficit de connaissances empêche-t-il la croissance en Afrique ?

Certains pays d’Afrique subsaharienne se développent extrêmement rapidement. Un bon exemple est celui du Kenya dont la croissance annuelle atteint 6 %, ce qui en fait une des économies mondiales à plus forte croissance. Pour se développer pleinement en tant que pays à revenu moyen, le Kenya va devoir promouvoir une force de travail compétente et tirer les bénéfices du dividende démographique significatif dont il va bénéficier dans les années à venir. L’enjeu pour le Kenya est de créer des emplois de qualité en nombre suffisant dans l’économie structurée et de lutter contre le problème actuel du fort chômage des jeunes, une situation qui peut être extrapolée à de nombreux autres pays de la région.

Risque-t-on de perdre certaines connaissances contextuelles locales en mettant trop l’accent sur de nouvelles compétences ?

Les compétences les plus demandées par la nouvelle économie, telles que le travail d’équipe, la résolution de problèmes, la créativité et la pensée critique, ne sont pas nécessairement des « compétences nouvelles », elles ont toujours joué un rôle important. Les contextes locaux doivent être respectés, mais l’Afrique peut aussi tirer des enseignements de décennies d’expérience dans d’autres régions en développement à travers le monde.

Comment pensez-vous que le marché de l’emploi africain va évoluer au cours des dix prochaines années ?

Le marché du travail en Afrique va continuer à être influencé par les tendances mondiales qui affectent les marchés émergents : changement démographique, urbanisation, croissance d’une classe moyenne urbaine, développement de l’économie de la connaissance, fort retour à l’éducation  tertiaire, effet révolutionnaire de l’Internet, etc. Le principal changement qui va affecter la région est la structuration progressive des marchés du travail : en 2012, seuls 28 % des travailleurs gagnaient un salaire ; en 2020, 36 % des Africains seront salariés.

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